Rodogune de Pierre Corneille

Rodogune de Pierre Corneille

Rodogune est une tragédie de Corneille qui met en scène une rupture familiale ayant pour cause le goût du pouvoir et la haine d’une mère. C’est une pièce sombre et violente. La violence est celle de Cléopâtre dans sa soif de vengeance. Violence qui se retournera vers ses propres enfants. D’une certaine manière, Cléopâtre me fait penser à Médée. La fureur et la cruauté de cette dernière approche le même degré de puissance.

Plan de l’article
L’histoire
Les personnages
La tragédie
1.Par actes et par scènes
2.Une tragédie classique ?
3.Violence, Cruauté et Vengeance
Extrait

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L’histoire

Cléopâtre, reine de Syrie, doit désigner lequel de ses deux fils, Antiochus ou Séleucus, est l’aîné afin de lui céder le trône. Celui qui montera sur le trône épousera Rodogune, princesse des Parthes. C’est cette décision qu’attendent les personnages à l’ouverture de la pièce.
Les deux princes aiment Rodogune décrite d’une beauté telle que les attraits du pouvoir son éclipsés auprès d’elle. De fait, chacun de leur côté, ils souhaitent laisser le trône à l’autre s’il lui laisse Rodogune. Les deux frères prennent conscience de leur désir commun et se résignent à accepter la décision de leur mère comme arbitre de leur fortune ou de leur peine. Ils se jurent néanmoins amitié, peu importe lequel des deux sera malheureux.

Cependant, tout ne va pas se passer pour le mieux. Cléopâtre aime trop le pouvoir pour souhaiter le céder, qui plus est à Rodogune par truchement du mariage qu’elle fera avec l’un des fils. En effet, la reine nourrit une haine sans nom à cette jeune princesse. Démétrius Nicanor, le premier époux de Cléopâtre, avait disparu en campagne. La reine avait fait son deuil quand il réapparaît soudainement en ayant fait ses vœux à Rodogune. Folle de jalousie, Cléopâtre tua Nicanor de ses propres mains. Pendant un certain temps elle a tenu Rodogune prisonnière mais elle est contrainte de la libérer et de l’unir à l’un de ses fils pour des raisons politiques.

Cléopâtre va tenter de jouer de sa haine en instrumentalisant ses fils. Elle promet le trône à celui qui tuera Rodogune pour elle. Mais elle ne sait pas que ses fils en sont amoureux. Aucun ne lèvera la main sur leur promise.
Rodogune formulera elle aussi une demande de mort à l’encontre de Cléopâtre mais elle n’a pas autant de poids au premier abord puisqu’elle la retire bien vite. La princesse accepte d’aimer Antiochus sans rendre le meurtre obligatoire.
Séleucus renonce à aimer ou même à régner. Cléopâtre nomme donc Antiochus pour lui succéder après que ce dernier l’eût suppliée de taire sa haine par amour de son fils. Elle affiche une envie de réconciliation et de paix mais on se rend très vite compte que la haine est d’autant plus furieuse en elle.

Cette mère se vengera en assassinant Séleucus de ses propres mains. Elle tentera ensuite d’empoisonner Antiochus et Rodogune à la noce. Mais le subterfuge est démasqué grâce à Timagène qui rapporte les dernières paroles de Séleucus qu’il a trouvé agonisant dans une allée. Antiochus se méfie d’abord de Rodogune et de sa mère car le dernier avertissement de son frère est obscur. Mais finalement il comprendra toute l’horreur du crime : c’est sa mère qui a tué son frère et qui a essayé de le tuer aussi pour se venger de Rodogune. Cléopâtre boira le poison qu’elle avait préparé et ira mourir hors-scène.

C’est le goût du pouvoir et la haine qui motivent la tragédie perpétrée par Cléopâtre. Corneille mêle les enjeux politiques aux enjeux personnels et familiaux dans cette pièce.

Les personnages

Cléopâtre : Elle n’est pas la célèbre reine d’Egypte amante de César et de Marc Antoine selon la postérité. La Cléopâtre de Rodogune est un homonyme. Elle est reine de Syrie, veuve de Démétrius Nicanor. Elle règne et aime le pouvoir. C’est la mère de Séleucus et d’Antiochus. Elle hait Rodogune que Démétrius Nicanor a voulu prendre pour seconde femme après qu’elle l’eût cru mort.
Séleucus : Fils de Démétrius Nicanor et de Cléopâtre. Il est amoureux de Rodogune.
Antiochus : Fils de Démétrius Nicanor et de Cléopâtre. II sera désigné comme étant l’aîné et sera donc destiné à épouser Rodogune.
Rodogune : Elle est la sœur de Phraates, roi des Parthes. C’est l’ennemie mortelle de Cléopâtre depuis que Démétrius Nicanor a voulu la prendre pour seconde femme.
Timagène : Il est le gouverneur des deux princes.
Oronte : C’est l’ambassadeur de Phraates.
Laonice : C’est la sœur de Timagène et la confidente de Cléopâtre. Elle est secrètement l’alliée de Rodogune.

La Tragédie

1.Par actes et par scènes

Acte I
Scène 1 : L’exposition de la pièce se fait par une discussion entre Laonice et Timagène. Laonice exprime sa joie et annonce que Cléopâtre va enfin désigner l’aîné de ses deux fils pour lui céder la couronne. Il sera marié à Rodogune et la paix s’installera. Mention de la haine de Cléopâtre à l’égard de Rodogune. On rappelle les troubles essuyés en Syrie lors de la disparition de Démétrius Nicanor.
Scène 2 : Antiochus entre en scène. Il demande à Timagène d’aller voir son frère pour lui. Il lui propose de lui laisser le trône s’il obtient Rodogune en retour. Il l’aime et n’a que faire du pouvoir.
Scène 3 : Séleucus arrive sans que Timagène ait eu besoin d’aller le chercher. Il craint que le choix de leur mère jette une ombre sur leur entente. Il tient à l’égalité qui existe entre eux deux. Antiochus partage sa crainte. Séleucus propose alors une solution à son frère qui n’est autre que celle qu’Antiochus souhaitait lui proposer. Tous deux veulent céder le pouvoir à l’autre et obtenir Rodogune en contrepartie. Ils l’aiment tous les deux. Dépités, ils se résignent à s’en remettre au choix de leur mère. Conscients que l’un d’eux se trouvera entièrement dépouillé, ils s’attristent et décident de renforcer leur amitié en allant la jurer sur des autels.
Scène 4 : Laonice et Timagène de nouveaux seuls poursuivent le récit qui avait été interrompu par l’arrivée d’Antiochus. Ils racontent la réapparition de Nicanor aux côté de Rodogune, la haine de Cléopâtre et l’exercice de sa fureur qui la poussa, dit-on, à tuer son époux de ses propres mains. Rodogune a été emprisonnée et torturée. Elle ne sort de sa prison que pour épouser l’un des fils et assurer la paix entre la Syrie et les Parthes.
Scène 5 : Timagène quitte la scène et Rodogune arrive. Elle a peur que la bonté soudaine de la reine ne dissimule un piège. Elle ne croit pas à la paix, la haine qu’elle a vue lui a semblé trop importante. Laonice se veut rassurante. Ensuite Rodogune avoue aimer l’un des deux princes mais elle ne le nomme pas : elle ne veut pas que Laonice sache lequel des deux est son élu. Laonice lui assure sa fidélité en fin de scène.

Acte II
Scène 1 : Monologue de Cléopâtre qui laisse éclater sa fureur et sa promesse de vengeance en ce jour qui semble heureux pour tout autre.
Scène 2 : Cléopâtre confie à Laonice son profond amour du pouvoir. Elle éclaire les événements passés sous ce jour particulier. Cléopâtre est là un personnage sombre et gênant dans le plaisir qu’elle prend à attiser sa haine par amour du pouvoir. Elle s’y complait. Elle exprime ensuite le désir de soumettre ses fils à l’instrument de sa vengeance avant que l’un d’eux ne puisse accéder au trône. Trône qu’elle compte bien contrôler encore à travers celui qui la satisfera.
Scène 3 : Antiochus et Séleucus arrivent devant Cléopâtre. La mère se plaint à ses fils de toute la douleur que le trône lui a coûtée. Mise en vis-à-vis de la scène précédente, ce développement est une véritable hypocrisie. En effet, à Laonice elle n’a cessé d’affirmer que tous ces sacrifices et ces tensions avaient été nécessaires à la conservation du pouvoir qu’elle exerce encore alors. La mère essaie d’attendrir ses fils sur la possession qu’elle a de ce trône, rien de plus. Elle se plaint. Antiochus et Séleucus disent alors à leur mère qu’elle peut garder le pouvoir aussi longtemps qu’elle le souhaite et qu’ils l’auront bien en temps voulu. Si Cléopâtre n’avait été animée que de sa soif de pouvoir elle aurait pu accepter. Mais le personnage est également animé par la soif de vengeance. Au lieu d’accepter simplement cette offre, elle saute sur l’occasion pour présenter son désir le plus cher : tuer Rodogune. Elle interprète à l’excès le refus du trône par ses fils comme un dégoût pour ce trône souillé du déshonneur de leur père. Par conséquent, elle leur indique l’ennemie à combattre pour laver leur honneur : Rodogune. Elle offre le trône à celui qui exercera leur vengeance à tous. La reine se fâche lorsqu’elle constate qu’aucun ne répond et qu’ils semblent effrayés par sa demande. Elle affirme qu’il n’y a que ce moyen de lui plaire et quitte la scène.
Scène 4 : Antiochus et Séleucus déplorent le comportement de leur mère. Ils s’effraient de son ignominie et n’espèrent plus se défaire d’elle car elle ne les aime pas. Ils le savent. Ils savent qu’ils ne sont que des instruments de vengeance pour elle. Ils décident de rester unis et d’aller voir Rodogune pour savoir comment renverser leur mère.

Acte III
Scène 1 : Laonice prévient Rodogune de la rage secrète de Cléopâtre. Elle s’excuse de l’avoir induite en erreur à l’acte I, scène 5. Laonice ne peut pas l’aider plus qu’en la prévenant car sa traitrise risque d’être découverte par Cléopâtre. Elle conseille à Rodogune de s’appuyer sur l’amour des deux princes et de fuir la Syrie au plus vite.
Scène 2 : Rodogune demande conseil à Oronte. Il lui refuse la fuite qu’il trouve indigne. Rodogune doit rester et régner ou mourir. Il lui conseille de se défendre contre la mère en s’alliant avec les princes qui l’aiment.
Scène 3 : Monologue de Rodogune qui balance dans ce qu’elle doit faire. Elle sait qu’elle a elle-même un devoir de vengeance à accomplir en mémoire de Nicanor qui est mort pour elle. Mais ce désir n’est pas aussi violent que celui de Cléopâtre. Rodogune ne se laisse pas aveugler par sa haine. De plus, elle se rappelle aimer l’un des princes, même si on ne sait pas encore lequel.
Scène 4 : Confrontation entre les princes et Rodogune. Ils lui exposent leur amour et lui demande de choisir qui sera son roi si elle ne veut pas que ce soit la reine qui le fasse. Rodogune refuse. Elle sait la haine que lui voue la reine et ne veut pas vivre avec. Elle pose une condition à son amour. S’ils veulent qu’elle les aime, il faut qu’ils tuent leur mère. S’ils ne l’aiment pas, qu’ils achèvent le crime de leur mère. Les princes se retrouvent pris entre deux pressions contraires. D’un côté Cléopâtre offre le trône à celui qui tuera Rodogune pour elle. D’un autre côté, Rodogune offre l’amour (et le trône) à celui qui tuera Cléopâtre pour venger leur père.
Scène 5 : Nouveau duo de déploration pour les deux princes. La soudaine cruauté de Rodogune les a surpris. Séleucus renonce à l’amour et au pouvoir, il ne souhaite pas prendre part à la querelle entre les deux femmes. Il conseille à Antiochus d’en faire autant pour éviter sa perte. Seulement le prince espère encore faire flancher et la mère et l’amante à force de soupirs et de larmes. Séleucus craint pour lui.
Scène 6 : Antiochus plaint le désespoir soudain de son frère et craint qu’il ne présage sa mort. Ce monologue a un effet d’annonce quand on sait que Séleucus va périr entre l’acte IV et l’acte V.

Acte IV
Scène 1 : Antiochus s’entretient avec Rodogune. Il la supplie de retirer sa demande, de voir en lui ce père qu’elle veut venger et de le chérir ainsi. Elle refuse, se tenant à la rigueur de son devoir. Il fait alors lui aussi preuve d’une demande cruelle dont la visée et de faire flancher Rodogune : qu’elle tue l’un des princes pour se venger de la mère et en chérisse un autre en mémoire du père. Rodogune cède alors et avoue qu’elle aime l’un d’eux. Elle révèle qu’il s’agit de lui-même, Antiochus, et qu’elle ne veut pas qu’il aille faire ce qu’elle leur avait demandé auparavant si cela doit signer sa perte. Elle lui demande de faire en sorte d’obtenir le diadème auprès de sa mère. Le problème est résolu du côté de Rodogune.
Scène 2 : Monologue d’Antiochus qui remercie « Amour » d’avoir flanché en sa faveur. Il espère faire de même de « Nature », symbolisant Cléopâtre, son sang, sa mère. Il souhaite parvenir à ses fins ou mourir.
Scène 3 : Confrontation entre Cléopâtre et Antiochus. La mère s’enflamme contre ce fils qui refuse de lui obéir. Selon elle, il préfère nourrir un amour plein de déshonneur plutôt que de venger justement un sang qu’il se devrait de défendre. Antiochus lui offre ses « larmes » et ses « soupirs » pour la contrer. Sans succès jusqu’à ce qu’il lui demande de lui ordonner de se tuer si c’est ce qu’elle souhaite. Cette demande ébranle visiblement Cléopâtre qui change de ton et assure que sa colère s’est éteinte et qu’elle accepte qu’il épouse Rodogune. Antiochus se réjouit.
Scène 4 : Laonice se réjouit de la paix et de l’émotion que manifeste Cléopâtre. La reine appuie sa réjouissance. Puis elle lui ordonne d’aller chercher Séleucus auquel elle va annoncer la nouvelle de sa perte.
Scène 5 : Monologue de Cléopâtre qui renverse la progression de l’acte IV tout entier. Antiochus qui avait réussi à faire flancher Rodogune et Cléopâtre en son sens n’aura véritablement gagné que sur le front de Rodogune. Cléopâtre affirme sa haine et son déguisement. Elle promet de lui faire payer cet amour. Elle ne veut plus seulement se venger de Rodogune, mais aussi de son fils. Sa monstruosité s’accroît.
Scène 6 : Séleucus arrive sur scène. Cléopâtre lui fait croire qu’Antiochus l’a vengée et a tué Rodogune. Séleucus laisse percer son amour et sa peine. Cléopâtre est folle de rage contre ce second fils qui lui semble tout aussi traître et détestable que le premier. Elle lui révèle alors que ce n’est pas vrai, que Rodogune n’est pas morte mais qu’elle est destinée à Antiochus qu’elle se choisi pour aîné. Pour le blesser, elle affirme que ce droit tenu secret lui revenait en vérité. Elle espère ainsi monter Séleucus contre son frère par la douleur de perdre une femme qu’il avait droit d’espérer. Mais la ruse de Cléopâtre ne fonctionne pas. Séleucus s’était déjà résigné à abandonner tout droit lorsqu’il a laissé à Antiochus le droit d’espérer faire flancher les deux femmes. Séleucus quitte sa mère en affirmant sa loyauté envers Antiochus.
Scène 7 : Monologue de Cléopâtre. La rage est à son paroxysme en elle. Elle prend la décision de les punir tous les trois : ses fils et Rodogune. Elle se rassure d’en avoir le courage. Après avoir tué le père, elle peut bien tuer les fils. Elle somme « Nature » de ne pas s’interposer à moins de lui livrer des fils obéissants. Elle sort de scène en promettant des crimes.

Acte V
Scène 1 : Monologue de Cléopâtre. Elle annonce que le meurtre de Séleucus a été par elle commis. Elle l’a tué « par le fer ». Elle annonce qu’elle se vengera de Rodogune et d’Antiochus par « le poison » lors du mariage. Elle se défend contre des remords inopportuns. Elle déguise de nouveau sa fureur lorsque Laonice arrive sur scène.
Scène 2 : Laonice annonce la venue des époux et l’allégresse du peuple.
Scène 3 : Cléopâtre fait preuve une fois encore de sa maîtrise du double-jeu et de l’hypocrisie en louant l’alliance devant le peuple et Oronte, l’ambassadeur Parthes. Laonice va chercher pour elle la coupe de vin nuptial. Cléopâtre y a glissé du poison mais Laonice ne le sait pas.
Scène 4 : Alors que les amants s’apprêtaient à boire du vin, Timagène entre sur scène porteur d’une mauvaise nouvelle. Séleucus est mort et avant d‘expier il a demandé à Timagène de mettre Antiochus en garde contre « une main qui main fut chère ». Antiochus est alors prit dans un doute d’une violence extrême : est-ce sa mère ? est-ce Rodogune ? Il souhaite s’ôter la vie pour se prévenir du coup à venir de cette « main chère ». Cléopâtre et Rodogune redoublent d’éloquence l’une contre l’autre pour se défendre et s’innocenter. Lorsque de dépit, Antiochus souhaite boire à la coupe empoisonnée, Rodogune le prie de s’en garder car, venant de la reine, elle lui semble suspecte. Cléopâtre lui dérobe et boit elle-même. Antiochus voit cet acte comme un acte de volonté pour s’innocenter et tend à suspecter Rodogune. Mais celle-ci l’interrompt et lui montre que le poison et en train de perdre sa mère. Antiochus souhaite la sauver mais Cléopâtre se lance dans les aveux qui révéleront à Antiochus toute l’étendue de sa cruauté et de sa haine. Elle souhaite le malheur au couple Rodogune/Antiochus. Puis elle part mourir hors-scène. Oronte déclare que ça aurait pu être pire, que l’hymen peut avoir lieu car Rodogune est innocentée. Mais Antiochus souhaite d’abord qu’on porte le deuil. L’hymen est remis à plus tard.

2.Une tragédie classique ?

Même si l’effet spectaculaire de sa violence oriente le classement de cette pièce vers les tragédies baroques, c’est l’une des pièces de Corneille qui respecte le plus les règles de la tragédie classique, règles qui commencent à s’imposer à son époque.

De fait cette pièce répond aux critères suivants :
• La règle de l’unité de temps est respectée. Le vers 520 : « Où doit se terminer cette illustre journée. » est une mention de l’unité de temps dans le texte. Cette « illustre journée » désigne celle où Cléopâtre doit désigner son aîné, le couronner roi et le donner en époux à Rodogune. C’est cette « illustre journée » qui commence Acte I, scène 1 lorsque Laonice et Timagène discutent tous deux. C’est cette « illustre journée » qui se termine par la mort de Séleucus, la mort de Cléopâtre et le report de l’hymen.
• La règle de l’unité de lieu est également respectée. Une didascalie nous indique que « la scène est à Séleucie, dans le palais royal ». Le « palais royal » est un espace restreint qui répond à l’idée d’unité.
• La règle de l’unité d’action est respectée. Si l’action subit plusieurs rebondissements au cours de la pièce, elle n’en reste pas moins unie. Il s’agit toujours du désir qu’a Cléopâtre de se venger de Rodogune et de conserver le pouvoir.
• La vraisemblance est respectée, que ce soit dans le caractère des différents personnages qui se maintient d’un bout à l’autre de la pièce, ou que ce soit dans l’enchaînement des péripéties. En effet, les rebondissements ne sont pas en décalage avec ce qui précède si on considère les éléments que l’on a appris avant chacun d’eux.
• La bienséance est respectée. Corneille ne fait pas mourir Séleucus sur scène. Sa mort est rapportée dans le dernier monologue de Cléopâtre. Et même si Cléopâtre s’administre le poison sur scène et commence à en mourir, elle expirera hors scène.
• Le dénouement est tragique. D’abord parce que, fatalement, la haine de Cléopâtre a opéré et a conduit à la mort de Séleucus, empêchant, de ce fait, l’hymen d’Antiochus d’être heureux, et bouleversant l’amitié sincère qui régnait entre les deux frères. L’ordre est rompu et non rétabli en fin de pièce. Puis, la mort de Cléopâtre clôt la pièce, posant l’intrigue de la reine en échec partiel. La reine est victime de son échec. Elle préfère se donner la mort que de voir son fils régner aux côtés de Rodogune. Elle profère des malédictions sur le couple avant de se retirer. Plus rien n’est heureux en fin de pièce, état de fait qui tranche avec la liesse qui baignait l’Acte I et qui perçait à nouveau au cours de l’Acte IV. Les événements sont mis sous le sceau d’un sort contraire, une force contre laquelle ils ne pouvaient rien qu’ils nomment « dieux ». A la fin de l’acte V, Antiochus espère que les dieux « voudront être à [leurs] vœux plus propices. »

3.Violence, Cruauté et Vengeance (analyse datant de Janvier 2013)

La tragédie de Rodogune réside dans la violence, la cruauté et la vengeance qui règnent dans l’intrigue. J’ai choisi de m’intéresser à ces éléments et à les développer quelque peu pour clore ma lecture de la pièce.

Cléopâtre comme être de violence

Cléopâtre est un personnage animé par la violence. Sa haine, sa fureur, sa passion en font un être malsain qui noircit la pièce et lui donne cette brutalité qui peut impressionner lecteur ou spectateur. Sa violence transparaît essentiellement vis-à-vis de deux éléments : son amour pour le pouvoir et sa haine envers Rodogune.

Son amour pour le pouvoir se manifeste avec force à l’acte II, scène 2. Dans la discussion que la reine a avec Laonice, Cléopâtre démontre tout ce qu’elle a fait pour garder le pouvoir jusqu’alors. Elle n’a toujours pas nommé l’un de ses fils comme étant l’aîné car « aucun des deux ne règne et [elle] règne pour eux. » (vers 446) Elle fait en sorte que « leur droit incertain / [La] laisse avec leur sceptre dans la main. » (vers 449 et 450). Outre le fait qu’elle leur garde un pouvoir qu’elle leur doit, elle avoue s’être servie d’eux quand Nicanor avait disparu et qu’elle s’est choisi Antiochus (leur oncle, pas le fils) pour époux. En exilant ses fils sous prétexte de les protéger, elle s’en servait comme moyen de pression sur son nouvel époux : « Il occupait leur trône, et craignait leur présence. / Et cette juste crainte assurait ma puissance. / Mes ordres étaient de point en point suivis / Quand je le menaçais du retour de mes fils, / Voyant ce foudre prêt à suivre ma colère, / Quoi qu’il me plût oser, il n’osait me déplaire, / Et content malgré lui du vain titre de Roi, / S’il régnait au lieu d’eux, ce n’était que sous moi. » (vers 456 à 462). La reine n’hésite donc pas à instrumentaliser et à manipuler ses propres fils pour conserver le pouvoir. Son amour pour la domination surpasse son amour de mère. Et l’on verra que sa haine le surpasse bien plus encore, la conduisant à perpétrer des horreurs.
Le pouvoir a un tel attrait sur Cléopâtre que le perdre est synonyme de mort pour elle. Elle l’exprime vers 1267 (Acte IV) : « C’est périr en effet que perdre un diadème. » C’est d’ailleurs sous ce regard que l’on peut interpréter son suicide final. Cléopâtre se donne la mort parce qu’elle a échoué dans sa vengeance, mais surtout parce qu’elle perd le pouvoir.

Le deuxième volet de sa violence est la haine portée à Rodogune. A l’acte I on sait que Cléopâtre a fait enfermer et torturer Rodogune suite à la défaite de Nicanor. Mais Laonice nous assure des bons sentiments qui animent désormais la reine. L’acte II dément cette affirmation rassurante. Acte II, scène 1, alors que Cléopâtre nous livre son premier monologue, on prend mesure de la fureur qu’elle ressent à devoir quitter le pouvoir, et on prend mesure de la haine qu’elle ressent à l’égard de Rodogune. Elle la qualifie « d’ennemie », de « rivale ». Elle affirme : « je hais » et termine sur une injonction pleine de menace : « Tremble, te dis-je ». Scène 2, elle dévoile à Laonice toute la vivacité de sa haine et ses projets. « On ne montera pas point au rang dont je dévale, / Qu’en épousant ma haine, au lieu de ma rivale, / Ce n’est qu’en me vengeant qu’on me le peut ravir, / Et je ferai régner qui me voudra servir. » (vers 499 à 502). Cette haine souhaite donc la perte de cette rivale. Cette haine est telle que, lorsque Cléopâtre se rendra compte que ses fils ne daignent pas servir sa vengeance, elle les prendra eux aussi pour ennemis malgré le lien maternel qui l’unit à eux. C’est ainsi qu’elle choisira de les assassiner eux aussi à la fin de l’acte IV. Elle parviendra à tuer Séleucus de ses propres mains.

La reine est totalement dévorée par ses passions : soif de pouvoir et haine. Elle a perdu toute raison et se livre à la violence. La passion la plonge dans l’excès qui fera d’elle un monstre de cruauté et d’inhumanité.

La cruauté d’une mère

La violence de Cléopâtre en fait un être cruel. Sa cruauté est inhumaine car elle est tournée vers sa propre chair. C’est une mère qui renie la « Nature ».

Comme nous l’avons dit précédemment, Cléopâtre n’hésite pas à instrumentaliser ses enfants pour alimenter sa soif de pouvoir. Ce qu’elle reconnaît dans l’ombre de la confidence elle le nie dans la lumière du jour. Acte II, scène 3, elle se présente à ses enfants en tant que mère digne. Celle qui a sacrifié sa volonté pour leur conserver le trône. Elle maquille ses crimes en devoirs et sa jouissance à régner en calvaire. Elle se fait reine de bonté. Si l’on met cette scène en vis-à-vis de la scène précédente, Cléopâtre apparait comme hypocrite et manipulatrice. Elle poursuit son œuvre d’instrumentalisation à travers cette séduction qu’elle opère sur eux en se plaçant sous un jour louable. Elle est cruelle de les traiter ainsi par amour du règne.

Lorsque le vent tourne et lui révèle l’amour qu’ils ont pour son ennemie, Cléopâtre éclate contre eux et n’hésite pas à les qualifier durement. Vers 1325, Cléopâtre affirme à Antiochus ne pouvoir aimer des « fils dénaturés ». Vers 1331, Antiochus n’est rien de plus qu’un « fils ingrat et rebelle ». Vers 1465, Séleucus est un « fils noirci de trahison ». Rien ne positif n’émane des termes qu’utilise Cléopâtre pour qualifier ses propres enfants. Dans sa cruauté elle les charge d’accusations qui siéraient mieux à elle-même. C’est elle qui est « dénaturée », « ingrate », « rebelle » à la « Nature » et « noircie de trahison ». Elle abuse de son pouvoir alors que ses fils sont vertueux. Ils ne sont en rien le fruit de la cruauté de leur mère. Au contraire ils la subissent.

Les Princes sont victimes dans ce déballage de violence. La situation leur est cruelle par la conscience qu’ils ont des méfaits de leur mère. Ils savent qu’ils n’en sont pas aimés et en sont les instruments. Séleucus l’exprime à l’acte II scène 4 : « De ses pleurs tant vantés je découvre le fard, / Nous avons en son cœur, vous, et moi, peu de part, / Elle fait bien sonner ce grand amour de mère, / Mais elle seule s’aime et se considère, / Et quoi que nous étale un langage si doux, / Elle a tout fait pour elle, et n’a rien fait pour nous. / Ce n’est qu’un faux amour que la haine domine, / Nous ayant embrassés, elle nous assassine, / En veut au cher objet dont nous sommes épris, / Nous demande son sang, met le trône à ce prix ! » (vers 733 à 742). Les deux princes souffrent de connaître cette vérité. Ils souffrent de la cruauté que leur impose sa haine. Ils doivent tuer Rodogune pour la satisfaire alors qu’elle est chère à leur cœur. Séleucus baissera les bras devant la cruauté féminine alors que Rodogune souhaite à son tour qu’ils prennent son parti et défassent leur mère. « Je vois ce qu’est un trône, et ce qu’est une femme, / Et jugeant par leur prix de leur possession, / J’éteins enfin ma flamme, et mon ambition. » (vers 1084 à 1086). Dans ces trois vers, Séleucus manifeste la défaite qu’il essuie envers ses propres désirs. La cruauté l’a vaincu. Il ne comprend pas le bien fondé de tout ceci. Lors de sa dernière apparition, acte IV, scène 6, il pose deux questions à sa mère qui ne feront que révéler plus encore l’esprit tordu de Cléopâtre et le manque d’amour qu’elle leur porte : « Peut-être, mais enfin par quel amour de mère / Pressez-vous tellement ma douleur contre un frère ? / Prenez-vous intérêt à la faire éclater ? » (vers 1451 à 1453)
La situation est d’autant plus cruelle lorsqu’Antiochus se réjouit du renversement qu’il a réussi à opérer chez sa mère. On apprend très vite qu’il est en train de se faire piéger par elle et qu’il n’a fait que la pousser à dissimuler sa haine et sa rage en attendant qu’elle éclate. Il nourrit un espoir qui très vite va être défait de manière cruelle : son frère va mourir et elle tentera de l’assassiner lui aussi par le poison.

Les fils sont les victimes de la violence de Cléopâtre. Elle est cruelle à leur égard dans sa manière de les instrumentaliser, dans l’incompréhension de leur refus de la servir. Elle va tenter de les pousser à bout et voyant qu’elle ne peut rien obtenir d’eux, elle choisira de les tuer. Son choix amplifie la violence de la haine qu’elle manifeste envers Rodogune.

Terrible vengeance

La vengeance sur Rodogune et ceux qui la défendent est l’ultime but de Cléopâtre. L’intrigue de la pièce tourne autour de ce désir. La vengeance s’opère en plusieurs étapes.

La haine frontale est le premier moyen qu’emploie Cléopâtre pour mettre en place sa vengeance. Elle ne cache pas ses sentiments à Laonice (Acte II, scène 2) ou à ses fils (acte II, scène 3). Jusque l’acte IV, scène 3 elle ne feindra jamais de vouloir faire la paix et cherchera à imposer son désir à ses fils.

Considérant que l’authenticité ne paie pas autant qu’elle pourrait l’espérer, Cléopâtre change de tactique. Elle semble céder à Antiochus et apaiser sa haine. Mais ce n’est qu’un déguisement. Cléopâtre joue alors un double-jeu. Son vrai visage se révèle dans ses monologues (Acte IV, scène 5 et 7, puis Acte V, scène 1) alors que face aux autres personnages, même envers sa confidente, Laonice, elle feint la paix. C’est cette traitrise souterraine qui finalement portera ses fruits. Elle parvient à éliminer Séleucus et serait parvenue à éliminer Antiochus et Rodogune si Timagène n’était pas venu les avertir qu’une ennemie avait abattue Séleucus. L’avertissement de Séleucus était le suivant : « Une main qui nous fut bien chère / Venge ainsi le refus d’un coup trop inhumain, / Régnez et surtout, mon cher frère, / Gardez-vous de la même main. » (vers 1643 à 1646). Cet avertissement est obscur et peut concerner autant Rodogune que Cléopâtre car toutes deux sont chères et ont formulé le désir de voir se faire « un coup trop inhumain ». Antiochus est dévoré par le doute et ne sait plus qui est son ennemie. La soudaine bonne conduite de sa mère tend à l’innocenter mais il se méfie encore d’elle. Rodogune l’aime et s’est apaisée mais il se souvient de sa propre violence. Cléopâtre finit par révéler son vrai visage et sa traitrise lorsqu’elle se rend compte qu’elle n’a pas pu aller jusqu’au bout de sa vengeance. Elle se tue.

La violence qui baigne la pièce est vive. Elle réside dans la fureur qui habite Cléopâtre soumise à ses passions haineuses et à son goût pour le pouvoir. Sa violence est source de cruauté envers ses fils qui ne sont pour elle que des instruments. Ils souffrent de cet état de fait et en deviennent les victimes. L’amour maternel a si peu d’importance qu’il s’inclinera devant la fureur. Cléopâtre va perpétrer le meurtre de son propre fils, Séleucus et tenter d’empoisonner Antiochus au nom de la haine qu’elle voue à Rodogune. Cléopâtre est un exemple de monstruosité, d’inhumanité dans l’accomplissement d’une vengeance. Elle se donne la mort suite à son échec.
Les événements violents et malheureux mettent en suspend le bonheur qui était promis à Antiochus. Ils sont désignés comme étant l’œuvre d’un sort qui ne leur souriait pas. Antiochus dit que les choses resteront deuil tant qu’il ne saura pas « si les Dieux voudront être à [leurs] vœux plus propices » (vers final de la pièce).

Extraits

J’ai choisi deux des monologues de Rodogune. Je trouve qu’ils sont assez explicites sur sa violence et sa cruauté. Bonne lecture.

Acte IV, scène 5 :

CLÉOPATRE
Que tu pénètres mal le fond de mon courage !
Si je verse des pleurs, ce sont des pleurs de rage ;
Et ma haine qu’en vain tu crois s’évanouir
Ne les a fait couler, qu’afin de t’éblouir,
Je ne veux plus que moi dedans ma confidence.
Et toi, crédule amant, que charme l’apparence,
Et dont l’esprit léger s’attache avidement
Aux attraits captieux de mon déguisement,
Va, triomphe en idée avec ta Rodogune,
Au sort des immortels préfère ta fortune,
Tandis que mieux instruite en l’art de me venger
En de nouveaux malheurs je saurai te plonger.
Ce n’est pas tout d’un coup que tant d’orgueil trébuche,
De qui se rend trop tôt on doit craindre une embûche,
Et c’est mal démêler le cœur d’avec le front,
Que prendre pour sincère un changement si prompt.
L’effet te fera voir comme je suis changée.

Acte IV, scène 7 :

CLÉOPATRE
De quel malheur suis-je encore capable ?
Leur amour m’offensait, leur amitié m’accable,
Et contre mes fureurs je trouve en mes deux fils
Deux enfants révoltés, et deux rivaux unis.
Quoi, sans émotion perdre trône, et maîtresse !
Quel est ici ton charme, odieuse princesse ?
Et par quel privilège, allumant de tels feux,
Peux-tu n’en prendre qu’un, et m’ôter tous les deux ?
N’espère pas pourtant triompher de ma haine,
Pour régner sur deux cœurs, tu n’es pas encor Reine.
Je sais bien qu’en l’état où tous deux je les vois
Il me les faut percer, pour aller jusqu’ à toi :
Mais n’importe, mes mains sur le père enhardies
Pour un bras refusé sauront prendre deux vies,
Leurs jours également sont pour moi dangereux,
J’ai commencé par lui, j’achèverai par eux.
Sors de mon cœur, Nature, ou fais qu’ils m’obéissent,
Fais-les servir ma haine, ou consens qu’ils périssent.
Mais déjà l’un a vu que je les veux punir,
Souvent qui tarde trop se laisse prévenir,
Allons chercher le temps d’immoler mes victimes,
Et de me rendre heureuse, à force de grands crimes.

A propos eleonorecotton

Eléonore Cotton est la gardienne de ce site. Le Havre de Pensée & Mots, c'est le croisement de ses études de Lettres Modernes et de ses goûts personnels en un mélange éclectique, mais représentatif de cette lectrice qui navigue sur plusieurs océans littéraires. Eternelle rêveuse, il lui arrive d'écrire de temps en temps...
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